Chapitre IV
Je me dirige vers l’escalier. Je sens son regard dans mon dos puis j’entends la porte se refermer. J’hésite avant d’aller voir Mme Ochsner, qui occupe l’appartement voisin. Mieux vaut attendre un peu. Je reprends ma voiture au parking et démarre. Quelque chose dans ce que m’a dit Pat Usher me trouble, et ce n’est pas seulement le fait qu’elle ne m’ait pas dit la vérité. Etant moi-même une menteuse née, il y a longtemps qu’on ne me la fait plus. Un bon menteur colle le plus près possible à la vérité. Il vous lâche quelques informations mais les sélectionne soigneusement. Pat était allée trop loin et s’était mise à broder alors qu’elle pouvait fort bien se taire. Elle s’était bien payé ma tête en me racontant qu’Elaine Boldt était venue la chercher à Fort Lauderdale dans une Cutlass blanche de location. Tillie m’a dit qu’Elaine ne conduisait pas. Ce mensonge a certainement une signification, mais laquelle ? Il faudra y réfléchir. Et puis, il y a quelque chose de vulgaire chez Pat. D’après ce que m’ont dit Tillie et Beverly, Elaine Boldt est plutôt du genre snob. Bizarre qu’elle ait choisi pour amie une femme ayant aussi peu de classe.
Deux immeubles plus loin, je trouve une cabine téléphonique d’où j’appelle Mme Ochsner, au 317. Elle répond à la huitième sonnerie.
— Allô ?
Je me présente et lui annonce que je suis en Floride.
— Je viens de chez Pat Usher et je ne veux pas qu’elle sache que je vous ai contactée. Pouvons-nous nous retrouver quelque part ?
— Oui, ce serait amusant, dit Mme Ochsner. Comment faire ? Si je descendais jusqu’à la buanderie par l’ascenseur. C’est tout près du parking. Vous pourriez passer me prendre là-bas.
— Entendu. J’y serai dans dix minutes.
— Disons un quart d’heure. Je suis plus lente que vous ne le pensez.
La vieille dame que j’aide à monter dans ma voiture est sortie en clopinant de la buanderie, appuyée sur une canne. Elle est menue, avec une bosse de la taille d’un sac à dos et des cheveux blancs qui se dressent sur sa tête, comme du pissenlit. Son visage est tout fripé, les rhumatismes ont déformé ses mains et ses chevilles sont enroulées dans des bandages. Sa robe d’intérieur a l’air de pendre sur son corps décharné et elle porte deux vêtements sur le bras gauche.
— Je vais déposer ça à la blanchisserie, dit-elle. Vous pourrez les y amener. Et il faut que je m’arrête aussi au marché. Je n’ai plus de céréales ni de crème.
Le comportement est énergique, la voix chevrotante mais vibrante d’excitation. Je me remets au volant et démarre en jetant un coup d’œil au troisième étage pour m’assurer que Pat Usher ne fait pas le guet derrière ses rideaux. Apparemment, non. Mme Ochsner me dévisage avec une curiosité non déguisée.
— Je ne vous imaginais pas du tout comme ça, dit-elle. Je vous voyais blonde, avec les yeux bleus. Ils sont de quelle couleur, gris ?
— Noisette, dis-je en abaissant mes lunettes de soleil. Où se trouve la blanchisserie ?
— Première rue à droite. Ça s’appelle comment, votre coupe de cheveux ?
Je jette un coup d’œil à mon reflet dans le rétroviseur.
— Je ne crois pas qu’elle porte un nom. Je fais ça moi-même toutes les six semaines avec des ciseaux à ongles. Comme je n’aime pas me compliquer la vie, je les garde courts. Pourquoi, vous trouvez que ça ne me va pas ?
— Je ne vous connais pas encore assez pour le dire. Et moi ? Je suis telle que vous l’imaginiez ?
Je la regarde.
— Au téléphone, vous avez l’air d’un vrai démon.
— Je l’étais quand j’avais votre âge. Maintenant je fais attention. Je ne tiens pas à passer pour une vieille piquée. Tous mes meilleurs amis sont morts. Il ne me reste plus que les grincheux. Pour Elaine, vous avez un peu avancé ?
— Pas beaucoup. Pat Usher prétend qu’elle est vraiment venue passer quelques jours à Boca puis qu’elle est repartie.
— Non, elle n’est pas venue.
— Vous en êtes sûre ?
— Evidemment. En arrivant, elle frappait toujours à la cloison. C’était notre petit code. Elle le fait depuis des années. Elle passait aussi me voir dans l’heure qui suit et on convenait d’une date pour un bridge parce qu’elle savait combien c’était important pour moi.
Je me gare devant la blanchisserie et je prends les deux robes.
— Je suis de retour dans une minute.
Quand j’ai fini les courses de Mme Ochsner, nous bavardons un bon moment dans la voiture. Je lui relate ma conversation avec Pat Usher.
— Madame Ochsner, que pensez-vous d’elle ?
— Elle est trop agressive, dit-elle. Au début, elle a essayé de se concilier mes bonnes grâces. Parfois, quand je prenais le soleil sur mon balcon, elle engageait la conversation. Elle empestait le tabac.
— De quoi parliez-vous ?
— Oh, ça ne volait pas bien haut, croyez-moi. La plupart du temps, elle parlait de nourriture, mais je ne l’ai jamais vue avaler quoi que ce soit. Et d’un égocentrisme… ! Je ne me souviens pas qu’elle m’ait un jour posé une question sur moi-même. Ça ne lui est tout bonnement pas venu à l’esprit. L’écouter m’ennuyait à mourir et j’ai fini par l’éviter le plus possible. Maintenant, elle se montre grossière parce qu’elle sait que je ne l’apprécie pas. Les gens peu sûrs d’eux sont très sensibles à tout ce qui confirme la médiocre opinion qu’ils ont d’eux-mêmes.
— A-t-elle mentionné le nom d’Elaine ?
— Oui. Elle m’a dit qu’Elaine était en voyage, ce qui m’a semblé bizarre. Jamais elle n’est venue ici pour repartir aussitôt après. Pourquoi l’aurait-elle fait ?
— Connaissez-vous d’autres personnes avec qui Elaine aurait pu rester en contact ? Des amis ou des parents dans la région ?
— A priori, je ne vois pas. J’imagine que ses amis les plus proches sont en Californie, puisqu’elle vit le plus souvent là-bas.
Nous bavardons encore une bonne heure, de choses et d’autres. Un peu avant 11 heures, je la remercie et la reconduis au parking en lui laissant ma carte de visite pour qu’elle puisse me rappeler en cas de besoin, puis je la regarde claudiquer jusqu’à l’ascenseur.
Je descends ensuite à la plage où je m’installe sur un banc pour noter tout ce dont je me souviens. Quand j’ai fini, je retire mes chaussures pour faire un peu trempette. Dommage que je n’aie pas le temps aussi de faire un petit somme au soleil.
Je déjeune somptueusement dans un snack-bar au bord de la route d’une soupe aux haricots noirs et d’une bolsa, une sorte de petit sac en pâte feuilletée et garni d’une viande hachée affreusement épicée. A quatre heures de l’après-midi je suis dans l’avion qui me ramène en Californie. J’aurai passé moins de douze heures en Floride et il n’est pas évident que je sois tellement plus avancée dans mes recherches. Pat Usher a peut-être dit la vérité en affirmant qu’Elaine était à Saratosa, mais j’en doute. Pour le moment, je suis surtout pressée de rentrer chez moi et je dors comme une souche jusqu’à Los Angeles.
Quand j’arrive au bureau le lendemain matin à neuf heures, je commence par remplir un formulaire destiné au service des permis de conduire de Tallahassee, en Floride, et un autre à celui de Sacramento. On ne sait jamais. Elaine a peut-être appris à conduire au cours des six derniers mois. J’adresse aussi des demandes similaires aux services des immatriculations des deux endroits, mais sans grand espoir. Ensuite, je sors l’annuaire pour y chercher les agences de voyages proches de l’appartement d’Elaine. Je saurai au moins si elle a pris une réservation et si son billet a été utilisé. Jusqu’à présent, seule la parole de Pat Usher prouve qu’Elaine est arrivée à Miami. En fait, elle n’est peut-être jamais arrivée à l’aéroport de Santa Teresa, à moins qu’elle n’ait fait escale en route. A vérifier point par point. Dans la vie d’un détective privé, il n’y a pas de place pour l’impatience, la négligence ou les états d’âme. Exactement comme pour les mères de famille.
La plupart de mes enquêtes se font ainsi. D’interminables prises de notes, des vérifications et des contre-vérifications sans fin, la poursuite méticuleuse de pistes qui parfois ne mènent nulle part.
Difficile de garder l’anonymat de nos jours. S’informer sur quelqu’un est un jeu d’enfant : dossiers de crédits sur micro-fiches, livrets militaires, procès, mariages, divorces, testaments, naissances, décès, permis de conduire ou de port d’arme, immatriculation de véhicules. Si vous voulez jouer les invisibles, payez tout en espèces et si vous prenez des libertés avec la loi, arrangez-vous pour ne pas vous faire pincer. Sinon, n’importe quel détective digne de ce nom, ou même un simple particulier, curieux, futé et patient, finira par vous mettre la main dessus. Je m’étonne que les gens ne soient pas plus paranoïaques. La plupart de nos données personnelles figurent dans des fichiers publics. Il suffit de savoir où et comment chercher. Et ne vous croyez pas à l’abri parce que l’État ignore certains détails sur vous : votre voisin de palier en fera profiter n’importe qui, souvent pour moins d’un dollar. En conclusion, si le droit chemin ne me conduit pas à Elaine Boldt, je prendrai un chemin de traverse. D’après Tillie, elle est partie pour Boca il y a deux semaines, par un vol de nuit, et elle n’aimait guère cela. Elle avait dit à Tillie qu’elle était malade, qu’elle quittait la Floride sur ordre de son médecin, mais jusqu’ici rien ne confirme ce point. Elaine a pu mentir à Tillie. Tillie a pu me mentir à moi. Et d’après Pat Usher, Elaine est à Saratosa. Quant à moi, je ne suis pas au bout de mes peines.
Après avoir limité ma liste à six agences de voyages possibles, j’appelle Beverly Danziger pour lui rendre compte de mon voyage en Floride. J’ai aussi quelques questions à lui poser.
— Et votre famille ? Vos parents sont-ils encore en vie ?
— Non, ils sont morts depuis des années. D’ailleurs nous n’avons jamais été une famille très unie. Je ne crois même pas qu’Elaine ait gardé le contact avec aucun de nos oncles ou cousins.
— Et professionnellement ? Quel métier exerce-t-elle ?
Beverly éclate de rire.
— Vous n’avez pas encore compris quel genre de fille est Elaine. Elle n’a jamais levé le petit doigt de sa vie.
— Mais elle a bien une carte de sécurité sociale ? Si elle a travaillé, même très brièvement, j’aurai une piste de plus.
— Sûrement. Seulement elle n’a jamais travaillé. Elaine était une enfant gâtée. Elle s’imaginait que tout lui était dû et ce qu’on ne lui offrait pas sur un plateau, elle le prenait, sans complexes.
Comme je ne suis pas d’humeur à écouter Beverly étaler ses griefs passés j’oriente la conversation dans un autre sens.
— Venons-en à l’essentiel. Je pense que nous devrions alerter le bureau de recherche dans l’intérêt des familles. Nous élargirons ainsi notre champ d’activité et cela nous permettra d’éliminer certaines possibilités. Croyez-moi, au point où nous en sommes, n’importe quoi peut nous aider.
Le silence est si absolu que je crois un instant qu’elle a raccroché.
— Allô ?
— Oui, je suis toujours là, dit-elle. Je ne comprends tout simplement pas pourquoi vous tenez à tout prix à prévenir la police.
— Parce que c’est la seule chose logique à faire. Il se peut qu’elle soit en Floride, mais supposez qu’elle n’y soit pas. Car pour l’instant nous n’avons que la parole de Pat Usher pour étayer cette hypothèse. Pourquoi ne pas faire des recherches à grande échelle ? Demandons au service des personnes disparues à Boca Raton de faire une enquête ou je ne sais quoi à Saratosa et voyons ce que ça donne. En tout cas, on saura au moins si elle n’est pas malade, morte ou en prison.
— Morte ?
— Oui, je suis désolée. Je sais que c’est horrible à entendre mais c’est une éventualité. Quoi qu’il en soit, les flics peuvent avoir accès à des informations sur lesquelles je n’ai aucune chance de mettre la main.
— Pas question. Je veux simplement sa signature. Je vous ai engagée parce que je pensais que c’était le moyen le plus rapide de la retrouver. Je ne pense pas que ça regarde la police. Je ne veux pas que vous fassiez cela, vous comprenez ?
— Oui, mais alors qu’est-ce que je fais ? Vous ne pouvez pas me demander de retrouver votre sœur tout en me privant des moyens d’y parvenir.
— Et pourquoi pas, si je le juge utile ? Je ne comprends pas que vous vous obstiniez à ce point.
Cette fois c’est de mon côté que vient le silence. Qu’est-ce qui peut bien la mettre aussi mal à l’aise ?
— Beverly, ai-je commis une erreur quelque part ? Me demandez-vous d’abandonner ?
— Eh bien, je n’en sais rien. Laissez-moi y réfléchir et je vous rappellerai. Je ne pensais pas que ça poserait problème et je ne suis pas sûre de vouloir que vous continuiez. Peut-être M. Wender peut-il régler cette succession sans la signature d’Elaine. Peut-être trouvera-t-il une astuce pour bloquer simplement sa part jusqu’à son retour.
— Ce n’est pas ce que vous aviez l’air de penser il y a deux jours, dis-je.
— J’étais peut-être dans l’erreur. Oublions tout ça pour le moment, d’accord ? Je vous rappellerai si je veux que vous poursuiviez les recherches. En attendant, si vous m’envoyiez votre rapport et le détail de vos frais ? Il faut que je parle à mon mari de ce qu’il convient de faire maintenant.
— D’accord, dis-je, passablement perplexe. Mais permettez-moi de vous dire que je suis inquiète.
— Eh bien, il n’y a pas de quoi, dit-elle.
Et là-dessus elle raccroche.
Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ? Elle est angoissée, c’est un fait, et le message est clair. Je ne suis pas virée, elle m’a simplement mise en attente et je ne suis donc pas censée poursuivre sans ses instructions.
Je m’installe derrière ma machine à écrire sans le moindre entrain et tape mon rapport. Je dresse aussi la liste de mes frais, ce qui me donne un total de neuf cent quatre-vingt-seize dollars. Possible qu’à présent elle se lave complètement les mains de cette affaire. A mon avis, l’idée d’engager un détective privé l’a amusée, histoire de créer des ennuis à Elaine, cette vilaine fille qui avait refusé de signer comme on le lui demandait. Et voilà que Beverly se rend compte tout à coup qu’elle s’est fourrée dans un fameux guêpier.
Je ferme le bureau et poste mon rapport avant de rentrer chez moi. Elaine Boldt figure toujours au nombre des personnes disparues et cette idée ne me plaît pas. Mais alors pas du tout.